16 janvier 2009

Pas encore "assez pensé" !

Ce blog va bientôt souffler sa première bougie. Revenons à cette occasion, sur l'admirable formule qui lui a donné son titre, et dont on n'a pas assez mesuré l'impact philosophique et historique :


Cessons d’opposer les riches et les pauvres comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans. Cette loi est destinée à tous ceux qui travaillent, quels que soient leurs revenus.

Que de détours pour dire une chose au fond si simple : il faut que le travail paye. Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches.



Ces fortes paroles sont sorties de la bouche de la ministre de l'économie et des finances, défendant devant l'assemblée nationale en juillet 2007 la loi TEPA, réforme emblématique du nouveau régime et mise en pratique du slogan publicitaire de campagne "travailler plus pour gagner plus".

Interprétation :

a) "Cessons d’opposer les riches et les pauvres comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans. Cette loi est destinée à tous ceux qui travaillent, quels que soient leurs revenus."
On a ici l'affirmation de la fin de la lutte des classes (et donc de l'histoire?), et la redéfinition des rôles : il y a en France ceux qui travaillent, et ceux qui ne travaillent pas. Cette loi, nous dit-on, s'adresse à ceux qui travaillent. Or les dispositions les plus importantes en sont le bouclier fiscal, la déduction des intérêts d'emprunt immobiliers, la réduction de l'ISF et l'abattement sur les droits de succession, dispositions dont on ne voit pas en quoi elles ne concerneraient que ceux qui "travaillent". A moins que faire fructifier un patrimoine est encore du travail ?...
Premier principe : distordre les mots et les concepts (ici le travail), pour les faire rentrer de force dans le champ d'une réforme dont la nécessité et la légitimité en est à l'évidence très éloignés.
En fait de classe, il y a ceux qui sont pauvres, travaillant ou pas, et ceux qui sont riches, travaillant ou pas. Et cette loi protège et favorise les hauts revenus qu'ils soient issus du travail, d'une rente ou d'un héritage.


b) "Que de détours pour dire une chose au fond si simple : il faut que le travail paye."
Les détours visent bien sûr les intellectuels, incapables de dire les choses simplement, en opposition au "bon sens" dont se réclame ce mouvement (cf. les discours de leur chef, fait systématiquement de "il est normal de...", "il est anormal de...", "il faut être fou pour...", etc...).
Deuxième principe : ramener des concepts complexes à une sentence définitive qui en nie toute la complexité et le travail de réflexion. En l'occurrence: qu'est-ce que le travail et son revenu, le niveau du revenu, son origine (qu'est-ce qui est rétribué ?), comment envisager la rente et l'actionnariat, le revenu des capitaux par rapport à celui du travail...etc.
Parfait exemple de rhétorique populiste.

c) "Mais c’est une vieille habitude nationale..."
On pénètre ici au le cœur de la communication sarkozyste : la dénonciation de l'archaïsme français. Ce concept justifie tout le "réformisme", à quoi on ne saurait s'opposer sans être "immobiliste", voire réactionnaire. Car, voici : le nouveau régime est moderne.
"... :la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie."
Mais l'archaïsme en question ici a à voir avec la pensée française dans ce qu'elle a de plus respectable, de plus admirable : la pensée politique, morale, philosophique, artistique (je laisse à chaque lecteur le choix de ses références: Montesquieu, Voltaire, Hugo, ou peut-être Foucault, Deleuze ou alors Isou, Debord, Vian, Prévert, Aragon, Bataille ou même Aron, Sartre, de Beauvoir, Camus, ...). Bref, son identité culturelle et historique, son identité nationale, dirais-je, si le terme ne qualifiait, en vertu du premier principe, un ministère qui s'occupe de rafler les étrangers en situation irrégulière.
Troisième principe : dénoncer sa propre culture comme archaïque au nom du réformisme. Qu'on peut reformuler ainsi : faire apparaitre son inculture comme une posture révolutionnaire.

d) "Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir."
Désignation de l'empêcheur de travailler, du fauteur de trouble, du tentateur à la paresse : le livre !
Quatrième principe : Nous, travailleurs modernes, n'avons pas besoin de lire. Et encore moins d'écrire, un des vices notoires auquel mène la lecture. D'ailleurs l'iconographie du chef de la France-qui-travaille respecte rigoureusement ce principe : vous ne le verrez jamais lisant! Ce serait en opposition totale avec la France-qui-bouge, illustrée par la propagande-footing. La seule image le montrant à proximité de livres est une image officielle obligée (il pose devant une bibliothèque) où il apparait effectivement emprunté et ridicule.


e) "C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant, retroussons nos manches."
Enfin ! Paroxysme et conclusion en forme de cri du cœur: travailler s'oppose à penser.
Cinquième principe : cessez de penser, travaillez !
Voyez, le chef, il est comme vous : il ne pense pas, il agit ! Donc, il travaille !


Et dans le "retroussons nos manches" final qui évoque le dur labeur, la souffrance, le courage, l'effort, la sueur et les larmes, apparait en creux un personnage clé du discours populiste, celui par rapport auquel se positionnera le bon citoyen: le 'fainéant' (le chômeur ou le fonctionnaire dans le préjugé réactionnaire), ici plus précisément désigné: celui qui pense, celui qui lit !

Ce discours fondateur de la Sarkofrance, qui sert de bréviaire à tous les chargés de communication attachés au pouvoir, médias compris, est une ode à l'abrutissement et à la bêtise.
Un an et demi après, il n'a rien perdu de sa force, et son auteur est toujours ministre !


2 commentaires:

l'naby a dit…

Merci à ce blog!
quel affront aux français, à l'humain, à la société!
j'étais vert quand j'ai entendu ces mots, je n'en revenais pas! un moment je me suis cru seul sur 60millions à comprendre le sens destructeur, méprisable et inhumain de ces propos!
quelle folle! elle ne sait même pas ce qu'elle dit.
mais ce qu'elle ne dit pas c'est que tout est prévu en haut lieu, toutes les magouilles les plus ignobles pour que le peuple cesse de penser.

Nicolas W a dit…

Et deux ans et demi plus tard, la Sarkozie fonctionne encore sur les même bases...
Mais il semble que beaucoup plus de gens en ont aujourd'hui conscience, en France (y compris dans certains médias!) et à l'étranger.

Plus que 19 mois. Bon courage!

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